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Tristan regarde et le voit. Alors son ancien amour se réveille, et Tristan connaît son forfait. Il lui ressouvint du jour où Iseut la Blonde lui avait donné cet anneau : c’était dans la forêt où, pour lui, elle avait mené l’âpre vie. Et, couché auprès de l’autre Iseut, il revit la hutte du Morois. Par quelle forsennerie avait-il en son cœur accusé son amie de trahison ? Non, elle souffrait pour lui toute misère, et lui seul l’avait trahie. Mais il prenait aussi en compassion Iseut sa femme, la simple, la belle. Les deux Iseut l’avaient aimé à la male heure. À toutes les deux il avait menti sa foi.
Pourtant, Iseut aux Blanches Mains s’étonnait de l’entendre soupirer, étendu à ses côtés. Elle lui dit enfin, un peu honteuse : « Cher seigneur, vous ai-je offensé en quelque chose ? Pourquoi ne me donnez-vous pas un seul baiser ? Dites-le moi, que je connaisse mon tort, et je vous en ferai belle amendise, si je puis. – Amie, dit Tristan, ne vous courroucez pas, mais j’ai fait un vœu. Naguère, en un autre pays, j’ai combattu un dragon, et j’allais périr, quand je me suis souvenu de la Mère de Dieu : je lui ai promis que, délivré du monstre par sa courtoisie, si jamais je prenais femme, tout un an je m’abstiendrais de l’accoler et de l’embrasser… – Or donc, dit Iseut aux Blanches Mains, je le souffrirai bonnement ».
Mais quand les servantes, au matin, lui ajustèrent la guimpe des femmes épousées, elle sourit tristement, et songea qu’elle n’avait guère droit à cette parure.
À quelques jours de là, le duc Hoël, son sénéchal et tous ses veneurs, Tristan, Iseut aux Blanches Mains et Kaherdin sortirent ensemble du château pour chasser en forêt. Sur une route étroite, Tristan chevauchait à la gauche de Kaherdin, qui de sa main droite retenait par les rênes le palefroi d’Iseut aux Blanches Mains.
Or, le palefroi buta dans une flaque d’eau. Son sabot fit rejaillir l’eau si fort jusque sous les vêtements d’Iseut qu’elle en fut toute mouillée et sentit la froidure plus haut que son genou. Elle jeta un cri léger, et d’un coup d’éperon enleva son cheval en riant d’un rire si haut et si clair que Kaherdin, poignant après elle et l’ayant rejointe, lui demanda : « Belle sœur, pourquoi riez-vous ? – Pour un penser qui me vint, beau frère. Quand cette eau a jailli vers moi, je lui ai dit : « Eau, tu es plus hardie que ne fut jamais le hardi Tristan ! » C’est de quoi j’ai ri. Mais déjà j’ai trop parlé, frère, et m’en repens ».
Kaherdin, étonné, la pressa si vivement qu’elle lui dit enfin la vérité de ses noces. Alors Tristan les rejoignit et tous trois chevauchèrent en silence jusqu’à la maison de chasse. Là Kaherdin appela Tristan à parlement, et lui dit : « Sire Tristan, ma sœur m’a avoué la vérité de ses noces. Je vous tenais à pair et à compagnon. Mais vous avez faussé votre foi et honni ma parenté. Désormais, si vous ne me faites droit, sachez que je vous défie ». Tristan lui répondit : « Oui, je suis venu parmi vous pour votre malheur. Mais apprends ma misère, beau doux ami, frère et compagnon, et peut-être ton cœur s’apaisera. Sache que j’ai une autre Iseut, plus belle que toutes les femmes, qui a souffert et qui souffre encore pour moi, maintes peines. Certes ta sœur m’aime et m’honore ; mais, pour l’amour de moi, l’autre Iseut traite à plus d’honneur encore que ta sœur ne me traite, un chien que je lui ai donné. Viens ; quittons cette chasse, suis-moi où je te mènerai ; je te dirai la misère de ma vie ».
Tristan tourna bride[59] et brocha son cheval. Kaherdin poussa le sien sur ses traces. Sans une parole, ils coururent jusqu’au plus profond de la forêt. Là, Tristan dévoila sa vie à Kaherdin. Il dit comment sur la mer il avait bu l’amour et la mort ; il dit la traîtrise des barons et du nain, la reine menée au bûcher, livrée aux lépreux, et leurs amours dans la forêt sauvage ; comment il l’avait rendue au roi Marc, et comment, l’ayant fuie, il avait voulu aimer Iseut aux Blanches Mains ; comment il savait désormais qu’il ne pouvait vivre ni mourir sans la reine. Kaherdin se tait et s’étonne. Il sent sa colère qui, malgré lui, s’apaise.
«Ami, dit-il enfin, j’entends merveilleuses paroles, et vous avez ému mon cœur à pitié : car vous avez enduré telles peines dont Dieu garde chacun et chacune ! Retournons vers Carhaix : au troisième jour, si je puis, je vous dirai ma pensée ».
En sa chambre, à Tintagel, Iseut la Blonde soupire à cause de Tristan qu’elle appelle. L’aimer toujours, elle n’a d’autre penser, d’autre espoir, d’autre vouloir. En lui est tout son désir, et depuis deux années elle ne sait rien de lui. Où est-il ? En quel pays ? Vit-il seulement ? En sa chambre, Iseut la Blonde est assise, et fait un triste lai d’amour. Elle dit comment Guron fut surpris et tué pour l’amour de la dame qu’il aimait sur toute chose, et comment par ruse le comte donna le cœur de Guron à manger à sa femme, et la douleur de celle-ci. La reine chante doucement ; elle accorde sa voix à la harpe. Les mains sont belles, le lai bon, le ton bas et douce la voix.
Or, survient Kariado, un riche comte d’une île lointaine. Il était venu à Tintagel pour offrir à la reine son service, et plusieurs fois depuis le départ de Tristan il l’avait requise d’amour. Mais la reine rebutait sa requête et la tenait à folie. Il était beau chevalier, orgueilleux et fier, bien emparlé, mais il valait mieux dans les chambres des dames qu’en bataille. Il trouva Iseut, qui faisait son lai. Il lui dit en riant : « Dame, quel triste chant, triste comme celui de l’orfraie ! Ne dit-on pas que l’orfraie chante pour annoncer la mort ? C’est ma mort sans doute qu’annonce votre lai : car je meurs pour l’amour de vous ! – Soit, lui dit Iseut. Je veux bien que mon chant signifie votre mort, car jamais vous n’êtes venu céans sans m’apporter nouvelle douloureuse. C’est vous qui toujours avez été orfraie ou chat-huant pour médire de Tristan. Aujourd’hui, quelle male nouvelle me direz-vous encore ? » Kariado lui répondit : « Reine, vous êtes irritée, et je ne sais de quoi ; mais bien fou qui s’émeut de vos dires ! Quoi qu’il advienne de la mort que m’annonce l’orfraie, voici donc la male nouvelle que vous apporte le chat-huant : Tristan, votre ami, est perdu pour vous, dame Iseut. Il a pris femme en autre terre. Désormais, vous pourrez vous pourvoir ailleurs, car il dédaigne votre amour. Il a pris femme à grand honneur, Iseut aux Blanches Mains, la fille du duc de Bretagne ».
Kariado s’en va, courroucé. Iseut la Blonde baisse la tête et commence à pleurer.
Au troisième jour, Kaherdin appela Tristan : « Ami, j’ai pris conseil en mon cœur. Oui, si vous m’avez dit vérité, la vie que vous menez en cette terre est forsennerie et folie, et nul bien n’en peut venir ni pour vous ni pour ma sœur Iseut aux Blanches Mains. Donc entendez mon propos. Nous voguerons ensemble vers Tintagel ; vous reverrez la reine, et vous éprouverez si toujours elle vous regrette et vous porte foi. Si elle vous a oublié, peut-être alors aurez-vous plus chère Iseut ma sœur, la simple, la belle. Je vous suivrai : ne suis-je pas votre pair et votre compagnon ? – Frère, dit Tristan, on dit bien : Le cœur d’un homme vaut tout l’or d’un pays ».
Bientôt, Tristan et Kaherdin prirent le bourdon et la chape des pèlerins, comme s’ils voulaient visiter les corps saints en terre lointaine. Ils prirent le congé du duc Hoël. Tristan emmenait Gorvenal, et Kaherdin un seul écuyer. Secrètement, ils équipèrent une nef et voguèrent vers la Cornouailles. Le vent leur fut léger et bon, tant qu’ils atterrirent un matin, avant l’aurore, non loin de Tintagel, dans une crique déserte, voisine du château de Lidan. Là, sans doute, Dinas de Lidan, le bon sénéchal, les hébergerait et saurait cacher leur venue.
Au petit jour, les quatre compagnons montaient vers Lidan quand ils virent venir derrière eux un homme qui suivait la même route, au petit pas de son cheval. Ils se jetèrent sous bois, mais l’homme passa sans les voir, car il sommeillait en selle. Tristan le reconnut : « Frère, dit-il tout bas à Kaherdin, c’est Dinas de Lidan lui-même. Il dort. Sans doute, il revient de chez son amie et rêve encore d’elle : il ne serait pas courtois de l’éveiller, mais suis-moi de loin ». Il rejoignit Dinas, prit doucement son cheval par la bride, et chemina sans bruit à ses côtés. Enfin, un faux pas du cheval réveilla le dormeur. Il ouvre les yeux, voit Tristan, hésite : « C’est toi, c’est toi, Tristan ! Dieu bénisse l’heure où je te revois : je l’ai si longtemps attendue ! – Ami, Dieu vous sauve ! Quelles nouvelles me direz-vous de la reine ? – Hélas ! de dures nouvelles. Le roi la chérit et veut lui faire fête ; mais depuis ton exil elle languit et pleure pour toi. Ah ! Pourquoi revenir près d’elle ? Veux-tu chercher encore sa mort et la tienne ? Tristan, aie pitié de la reine, laisse-la à son repos ! – Ami, dit Tristan, octroyez-moi un don : cachez-moi à Lidan, portez-lui mon message et faites que je la revoie une fois, une seule fois ». Dinas répondit : « J’ai pitié de ma dame, et je ne veux faire ton message que si je sais qu’elle t’est restée chère par-dessus toutes les femmes. – Ah ! sire, dites-lui qu’elle m’est restée chère par-dessus toutes les femmes, et ce sera vérité. – Or donc, suis-moi, Tristan ; je t’aiderai en ton besoin ».
À Lidan, le sénéchal hébergea Tristan, Gorvenal, Kaherdin et son écuyer, et quand Tristan lui eut conté de point en point l’aventure de sa vie, Dinas s’en fut à Tintagel pour s’enquérir des nouvelles de la cour. Il apprit qu’à trois jours de là, la reine Iseut, le roi Marc, toute sa mesnie, tous ses écuyers et tous ses veneurs quitteraient Tintagel pour s’établir au château de la Blanche-Lande, où de grandes chasses étaient préparées. Alors Tristan confia au sénéchal son anneau de jaspe vert et le message qu’il devait redire à la reine.
Dinas retourna donc à Tintagel, monta les degrés et entra dans la salle. Sous le dais, le roi Marc et Iseut la Blonde étaient assis à l’échiquier. Dinas prit place sur un escabeau près de la reine, comme pour observer son jeu, et par deux fois, feignant de lui désigner les pièces, il posa sa main sur l’échiquier : à la seconde fois, Iseut reconnut à son doigt l’anneau de jaspe. Alors, elle eut assez joué. Elle heurta légèrement le bras de Dinas, en telle guise que[60] plusieurs paonnets tombèrent en désordre.
« Voyez, sénéchal, dit-elle, vous avez troublé mon jeu, et de telle sorte que je ne saurais le reprendre ».
Marc quitte la salle, Iseut se retire en sa chambre, et fait venir le sénéchal auprès d’elle : « Ami, vous êtes messager de Tristan ? – Oui, reine, il est à Lidan, caché dans mon château. – Est-il vrai qu’il ait pris femme en Bretagne ? – Reine, on vous a dit vérité. Mais il assure qu’il ne vous a point trahie ; que pas un seul jour il n’a cessé de vous chérir par-dessus toutes les femmes ; qu’il mourra s’il ne vous revoit, une fois seulement : il vous semond d’y consentir[61], par la promesse que vous lui fîtes le dernier jour où il vous parla ».
La reine se tut quelque temps, songeant à l’autre Iseut. Enfin, elle répondit : « Oui, au dernier jour où il me parla, j’ai dit, il m’en souvient : « Si jamais je revois l’anneau de jaspe vert, ni tour, ni fort château, ni défense royale ne m’empêcheront de faire la volonté de mon ami, que ce soit sagesse ou folie… »
– Reine, à deux jours d’ici la cour doit quitter Tintagel pour gagner la Blanche-Lande ; Tristan vous mande qu’il sera caché sur la route, dans un fourré d’épines. Il vous mande que vous le preniez en pitié. – Je l’ai dit : ni tour, ni fort château, ni défense royale ne m’empêcheront de faire la volonté de mon ami ».
Le surlendemain, tandis que toute la cour de Marc s’apprêtait au départ de Tintagel, Tristan et Gorvenal, Kaherdin et son écuyer revêtirent le haubert, prirent leurs épées et leurs écus, et par des chemins secrets se mirent à la voie vers le lieu désigné. À travers la forêt, deux routes conduisaient vers la Blanche-Lande : l’une belle et bien ferrée, par où devait passer le cortège, l’autre pierreuse et abandonnée. Tristan et Kaherdin apostèrent sur celle-ci leurs deux écuyers ; ils les attendraient en ce lieu, gardant leurs chevaux et leurs écus. Eux-mêmes se glissèrent sous bois et se cachèrent dans un fourré. Devant ce fourré, sur la route, Tristan déposa une branche de coudrier où s’enlaçait un brin de chèvrefeuille.
Bientôt le cortège apparaît sur la route. C’est d’abord la troupe du roi Marc. Viennent en belle ordonnance les fourriers et les maréchaux, les queux et les échansons, viennent les chapelains, viennent les valets de chiens menant lévriers et brachets, puis les fauconniers portant les oiseaux sur le poing gauche, puis les veneurs, puis les chevaliers et les barons ; ils vont leur petit train, bien arrangés deux par deux, et il fait beau les voir, richement montés sur chevaux harnachés de velours semé d’orfèvrerie. Puis le roi Marc passa et Kaherdin s’émerveillait de voir ses privés autour de lui, deux de-çà et deux de-là, habillés tous de drap d’or ou d’écarlate.
Alors s’avance le cortège de la reine. Les lavandières et les chambrières viennent en tête, ensuite les femmes et les filles des barons et des comtes. Elles passent une à une ; un jeune chevalier escorte chacune d’elles. Enfin approche un palefroi monté par la plus belle que Kaherdin ait jamais vue de ses yeux : elle est bien faite de corps et de visage, les hanches un peu basses, les sourcils bien tracés, les yeux riants, les dents menues ; une robe de rouge samit la couvre ; un mince chapelet d’or et de pierreries pare son front poli.
« C’est la reine, dit Kaherdin à voix basse. – La reine ? dit Tristan ; non, c’est Camille, sa servante ». Alors s’en vient, sur un palefroi vair, une autre demoiselle plus blanche que neige en février, plus vermeille que rose ; ses yeux clairs frémissent comme l’étoile dans la fontaine. « Or, je la vois, c’est la reine ! dit Kaherdin. – Eh ! non, dit Tristan, c’est Brangien la Fidèle ».
Mais la route s’éclaira tout à coup, comme si le soleil ruisselait soudain à travers les feuillages des grands arbres, et Iseut la Blonde apparut. Le duc Andret, que Dieu honnisse ! chevauchait à sa droite. À cet instant, partirent du fourré d’épines des chants de fauvettes et d’alouettes, et Tristan mettait en ces mélodies toute sa tendresse. La reine a compris le message de son ami. Elle remarque sur le sol la branche de coudrier où le chèvrefeuille s’enlace fortement, et songe en son cœur : « Ainsi va de nous, ami ; ni vous sans moi, ni moi sans vous ». Elle arrête son palefroi et descend. Puis elle se tourne vers le fourré d’épines et dit à voix haute : « Oiseaux de ce bois, qui m’avez réjouie de vos chansons, je vous prends à louage. Tandis que mon seigneur Marc chevauchera jusqu’à la Blanche-Lande, je veux séjourner dans mon château de Saint-Lubin. Oiseaux, faites-moi cortège jusque-là ; ce soir, je vous récompenserai richement, comme de bons ménestrels ». Tristan retint ses paroles et se réjouit. Mais déjà Andret le Félon s’inquiétait. Il remit la reine en selle et le cortège s’éloigna.
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