«Non, ce n’est pas tout. Sachez que je ferait tout mon possible pour que vous n’ayez pas d’ennuis. Vous me comprenez?»
«Oui».
«Alors, au revoir. Je viendrai demain vous voir».
J’allai chez le Général Edqvist, et je lui racontai ma conversation avec les espagnols».
«Que faut-il faire?» me demande le Général Edqvist, «vous comprenez: leur position est délicate. Ce sont communistes, des espagnols volonaires dans l’armée rouge. Évidemment, c’étaient des enfants, quand on les a envoyés en URSS. Ils ne sont pas responsables de l’éducation qu’on a leur donnée. Moi, je veux bien les sauver. Le mieux c’est que vous télégraphiez à votre ami de Foxà, Ministre d’Espagne. Priez-le de venir à mon nom, je lui consigne les prisonniers, et il fera ce qu’il voudra».
L’envoyai une dépêche à de Foxà, conçue dans ces termes: «Fait dix-huit prisonniers espagnols viens vite les prendre en consigne».
Deux jours après de Foxà arrivait en traîneau, par un temps de loup, avec une temperature da 42 degrés sous zero. Il était mort de froid et de fatigue. Dés qu’il me vit, il me cria:
«De quoi te mêles-tu? Pourquoi m’as-tu télégraphié? Qu’est-ce que je peux faire, moi, de ces dix-huit prisonniers espagnols rouges? Je ne peux pas les loger chez moi. A présent il faut que je m’en occupe. De quoi te mêles-tu?»
«Mais tu es le Ministre d’Espagne».
«Oui, mais de l’Espagne franquiste. Ils sont rouges. Enfin, je m’en occuperai. C’est mon devoir. Mais de quoi te mêles-tu, je voudrais le savoir».
Il était furieux. Mais de Foxà a le coeur bon, et je savais qu’il aurait fait tout son possible pour aider ces malheureux. Il va voir les prisonniers, je l’accompagne». «Je suis le Ministre de l’Espagne de Franco» dit de Foxà «je suis espagnol, vous êtes espagnols, je viens vous aider. Que puis-je faire pour vous?»
«Pour nous? Rien» ils lui répondirent. «Nous ne voulons rien avoir à faire avec le représentant de Franco».
«Vous faites des caprices? J’ai voyagé deux jours et deux nuits pour venir ici, et vous me renvoyez? Je ferai tout mon possible pour vous aider. L’Espagne de Franco sait pardonner. Je vous aiderai».
«Franco est notre ennemi, il a tué nos parents, nous vous prions de nous laisser tranquilles».
De Foxà alla trouver le Général Edqvist.
«Il sont têtus. Mais je ferai mon devoir, malgré eux. Je vais télégraphier à Madrid, pour demander des instructions, et l’on fera ce qu’on nous ordonnera de Madrid».
Les jour après de Foxà repartait en traîneau pour Helsinki. Il était assis dans le traîneau, et il me dit:
«Occupes-toi de ce qui te regarde, tu comprends? C’est par ta faute que je suis dans ce pétrin. Tu entends?»
«Adios».
«Adios».
Quelques jours après, un de ces prisonniers tomba malade. Le médecin dit: «Fluxion des poumons. Très dangereux».
Le Général Edqvist me dit: «Il faut avertir de Foxà».
Je télégraphiai donc à de Foxà: «Un prisonnier malade, trè grave, viens vite avec médicaments chocolat cigarettes».
Deuv jours après de Foxà arrivait en traîneau. Il était furieux.
«De quoi te mêles-tu?» me cria-t-il dés qu’il me vit: «est-ce ma faute si ce malheureux est tombé malade? Qu’est-ce que je puis faire, moi? Je suis seul, à Helsinki, tu le sais, je n’ai pas d’attaché, pas de collaborateurs, rien, je dois tout faire moi-même. Et tu me fais balader ainsi par un temps de loup à travers la Finlande, de quoi te mêles-tu?»
«Il est malade, écoute, il va mourir, il faut bien que tu sois là. Tu représentes l’Espagne, tout de même».
«Bon, bon, allons le voir».
Il apportait avec lui une immense quantité de médicaments, de nourriture, de cigarettes, de vêtements chauds. Il avait fait les choses bien royalement, mon bon Augustin.
Le malade le reconnut, lui sourit même. Ses camarades étaient là, taciturnes et hostiles. Ils regardaient de Foxà avec un regard de mépris haineux.
De Foxà resta deux jours, puis il rentra à Helsinki. Avant de monter dans le traîneau, il me dit:
«Pourquoi te mêles-tu de choses qui ne te regardent pas? Quand est-ce que tu comprendra de me laisser tranquille? Tu n’es pas espagnol, tout de même. Laisse moi tranquille, tu comprends?»
«Adios, Augustin».
«Adios, Malaparte».
Trois jours après le malade mourut. Le Général me dit:
«Je pourrai le faire ensevelir tout simplement» dit-il, «mais je pense qu’il serait mieux d’avertir de Foxà. Cet homme est espagnol. Qu’en pensez-vous?»
«Oui, je pense qu’il faut avertir. C’est un geste de politesse».
Et je télégrafai à de Foxà: «Malade vient mourir viens vite il faut l’enterrer». Deux jours après de Foxà arrivait. Il était furieux.
«Veux-tu finir de m’embêter?» me cria-t-il dès qu’il me vit, «de quoi te mêlestu? Tu veux donc me faire devenir fou? Naturellement, si tu me dis que le type est mort qu’il faut l’enterrer, et que je dois être présent; naturellement il m’est impossible de ne pas venir. Mais si tu ne m’avais pas averti, hein? je ne vais pas le resusciter, avec ma présence».
«Non, mais tu es l’Espagne. On ne peut pas l’enterrer comme un chien, dans ce bois, loin de son pays, de l’Espagne. Au moins, si tu es là, c’est tout diférent, tu comprends? C’est comme si toute l’Espagne était là».
«Naturellement, je comprends» dit de Foxà, «c’est pour cela que je suis venu. Mais, tout de même, pourquoi te mêles-tu de ces histoires? Tu n’es pas espagnol, vàlgame Dios!»
«Il faut l’enterrer gentilment, Augustin. C’est pour cela que je t’ai averti».
«Oui, je sais. Bon, bon, n’en parlons plus. Où est le mort?»
Nous allâmes voir le pauvre enfant mort, que ses camarades veillaient dans la petite baraque où on l’avait déposé. Les prisonniers espagnols regardérent de Foxà d’un air sombre, presque menaçant».
«Nous l’enterrerons» dit de Foxà, «suivant le rite catholique. Les Espagnols sont catholiques. Je veux qu’il soit enterré comme un vrai, comme un bon espagnol».
«Nous ne permettrons pas cela» dit l’un des prisonniers, «notre camarade était athée, comme nous tous. Il faut respecter ses opinions. Nous ne permettrons pas qu’il soit enterré suivant le rite catholique».
«Je représente l’Espagne, ici, ce mort est espagnol, un citoyen espagnol, je l’enterrerai suivant le rite catholique. Vous me comprenez».
«Non, nous ne vous comprenons pas».
«Je suis le Ministre d’Espagne, je ferai mon devoir. Si vous ne comprenez pas, cela m’est indiférent».
Et de Foxà s’en alla.
«Mon cher Augustin» lui dis-je, «le Général Edqvist est un gentilhomme. Il n’aimera pas que tu forces les opinions d’un mort. Les Finlandais sont des hommes libres, ils ne comprendront pas ton geste. Il faut chercher un compromis».
«Oui, mais je suis le Ministre de Franco, je ne peux pas, tout de même enterrer un espagnol sans le rite catholique. Ah, pourquoi ne l’avez-vous pas enterré sans moi? Tu vois, tu vois ce que tu as fait, avec ta manie de te mêler des choses qui ne te regardent pas?»
«Bon, bon, ne t’inquiète pas, on fera les choses pour le mieux».
Nous nous rendîmes chez le Général.
«Évidemment» dit le Général Edqvist, «si le mort était athée, comme il était communiste, on ne peut pas l’enterrer suivant le rite catholique. Je comprends, vous êtes le Ministre d’Espagne, et vous ne pouvez pas…»
Je proposai de faire venir le prêtre catholique italien de Helsinki, le seul prêtre catholique qui fût à Helsinki. (A Helsinki il y avait aussi l’Évêque catholique, un hollandais, mais on ne pouvait pas faire venir l’Évêque). On télégraphia donc au prêtre catholique. Deux jours après le prêtre arriva. Il comprit la situation, et il arragea les choses pour le mieux. C’était un prêtre de la haute Lombardie, un montagnard, très simple, très fin, très pur.
Le jour après eut lieu l’enterrement. La bière était portée par quatre de ses camarades. Un drapeau de l’Espagne de Franco était déposé au fond de la fosse, creusée à la dynamite dans la terre glacée. Une section de soldats finlandais était rangée sur un côte de la fosse, dans le petite cimitiére de guerre finlandais dans une clairière dans le bois. La neige luisait doucement dans la faible lueur du jour. La bière était suivie par le Ministre de Foxà, par le Général Edqvist, par moi, et par les prisonniers rouges, et par quel-ques soldats finlandais. Le prêtre se tenait à cinquante pas de la fosse, vêtu de son étole, son livre de prières dans la main. Ses lèvres remuaient en silence, il disait les prières des morts: mais à l’écart, pour ne pas violer les opinions du mort. Quand la bière fut descendue dans la fosse, les soldats finlandais, tous protestants, déchargèrent leurs fusils en l’air. Le Général Edqvist, moi, les officiers et soldats finlandais saluèrent portant la main au calot. Le Ministre de Foxà salua tendant le bras, à la fasciste. Et les camarades du mort levèrent le bras, le poing fermé. Le jour après de Foxà repartit. Avant de s’asseoir dans le traîneau, il me prit à l’écart, et me dit:
«Je te remercie de tout ce que tu as fait. Tu as été très gentil. Excuse-moi si je t’ai un peu engueulé, mais tu comprends… Tu te mêles toujours de choses qui ne te regardent pas!»
Quelques jours passèrent. Les prisonniers rouges attendaient toujours la réponse de Madrid qui ne venait pas. Le Général Edqvist était un peu nerveux. «Vous comprenez» me disait-il, «je ne peux pas garder éternellement ces prisonniers ici. Il faut décider quelque chose. Ou bien c’est l’Espagne qui les réclame, ou bien il faudra que je les envoie dans un camp. Leur situation est délicate. Il vaut mieux les garder ici. Mais je ne peux pas les garder éternellement». «Ayez encore un peu de patience, la réponse arrivera sans doute».
La réponse arriva: «On ne reconnaîtra comme citoyens espagnols, que ceux des prisonniers qui déclareront être espagnols, accepter le régime de Franco, et manifester le désir de rentrer en Espagne».
«Allez leur expliquer la situation» me dit le Général Edqvist.
J’allai voir les prisonniers, je leur expliquai la situation.
«Nous ne reconnaissons pas le régime de Franco, nous ne voulons pas rentrer en Espagne» répondirent les prisonniers.
«Je respecte votre fidélité à vos opinions» dis-je, «mais je vous fais remarquer que votre position est très délicate. Si vous reconnaissez de combattre contre les Finlandais en tant qu’espagnols rouges, vous serez fusillés. Les lois de la guerre sont les lois de la guerre. Faites le possible pour que je puisse vous aider. Je vous en supplie, réféchissez. Au fond, vous êtes espagnols. Tous les espagnols rouges qui se trouvent en Espagne ont bien accepté le régime de Franco. Les rouges ont perdu la partie, leur loyauté ne leur empêche pas de reconnaître que Franco est vainqueur. Faites comme les rouges qui vivent en Espagne. Acceptez votre défaite».
«Il n’y a plus de rouges, en Esapgne. Ils ont été tous fusillés».
«Qui vous a raconté cette histoire?»
Nous avons lu cela dans les journaux soviétiques. Nous ne reconnaîtrons jamais le régime de Franco. Nous préférons être fusillés par les Finlandais que par Franco».
«Écoutez, je m’en fous de vous, de l’Espagne rouge, de l’Espagne de Franco, de la Russie, mais je ne peux pas vous abandonner, je ne vous abandonnerai pas. Je ferai tout mon possible pour vous aider. Si vous ne voulez pas reconnaître le régime de Franco, exprimer le désir de rentrer en Espagne, eh bien, je signerai la déclaration pour vous. Je ferai un faux, mais je vous suaverai la vie. Entendu?» «Non. Nous protesterons, nous déclarerons que vous avez abusé de notre signature. Nous vous prions, laissez-nous tranquilles. Et mêlez-vous de ce qui vous regarde. Êtes-vous espagnol? Non. Et alors, de quoi vous mêlez-vous?»
«Je ne suis pas espagnol, mais je suis un homme, je suis un chrétien, je ne vous abandonnerai pas. Je vous répète, laissez-moi vous aider. Vous rentrerez en Espagne, et là-bas vous ferez comme tous les autres, come tous les rouges, qui ont loyalement accepté leur défaite. Vous êtes jeunes, je ne vous laisserai pas mourir».
«Voulez-vous nous laisser tranquilles?»
Je m’en allai tristement. Le Gènéral Edqvist me dit:
«Il faut avertir le Ministre de Foxa, lui télégraphier qu’il vienne ici regler luimême cette question».
Je télégraphiai à de Foxà: «Prisonniers refusent viens vite les persuader».
Deux jours après de Foxà arrivait. Le vent du nord soufait avec violence, de Foxà était couvert de verglas. Dès qu’il me vit:
«Encore toi» me cria-t-il, «mais peut-on savoir de quoi te mêlez-tu? Comment veux-tu que j’arrive à les persuader, s’ils ne veulent pas? Tu ne connais pas les Espagnols, ils sont têtus comme de mulets de Tolède. Pourquoi m’as-tu télégraphie? Que veux-tu que je fâsse, maintenant?»
«Va leur parler» lui dis-je, «peut-être…»
«Oui, oui, je sais, c’est pour cela que je suis venu. Mais tu comprends, enfin…» Il alla voir les prisonniers, et moi je l’accompagnai. Les prisonniers furent irrémovibles. De Foxà les pria, les supplia, les menaça. Rien à faire.
«On nous fusillera. Bon. Et après?» disaient-ils.
«Après je vous enterrerai suivant le rite catholique!» criait de Foxà écumant de rage, les larmes aux yeux. Car mon cher Augustin est bon, et il souffrait, de ce magnifique et terrible entêtement.
«Vous ne ferez pas ça» disaient les prisonniers, «usted es un hombre honesto». Ils étaient tout de même émus, eux-aussi. De Foxà repartit accablé. Avant de partir il pria le Général Edqvist de garder les prisonniers encore quelque temps, et de ne rien déciser sans l’avoir averti. Il était assis dans le traîneau, et il me dit: «Tu vois, Malaparte, c’est de ta faute si je me trouve dans un tel état».
Il avait les larmes aux yeux, sa voix tremblait.
«Je ne peux pas penser au sort de ces pauvres garçons. Je les admire, je suis fer d’eux, des vrais espagnols. Oui; des vrais espagnols, fers et braves. Mais tu comprends…? Il faut fair tout le possible pour les sauver. Je compte sur toi». «Je ferai tout mon possible. Je te promets qu’ils ne mourront pas. Adios, Augustin».
«Adio, Malaparte».
J’allais chaque jour trouver les prisonniers, je tentais de les persuader, mais en vain.
«Nous vous remercions» me disaient-ils, «mais nous sommes communistes, nous n’accepterons jamais de reconnaître Franco».
Un jour le Général Edqvist me fit appeler.
«Allez voir ce qui arrive à ces prisonniers. Ils ont presque assommé un de leurs camarades. Et nous n’arrivons pas à comprendre pourquoi».
J’allai voir les prisonniers. Un s’eux était plein de sang, et il restait assis par terre dans un coin de la piéce, protégé par un soldat finlandais armé de la suomikuonipistoli, le fameux fusil mitralleur finlandais.
«Qu’avez-vous fait à cet homme?»
«C’est un traître» me répondirenr-ils, «un traditor».
«C’est vrai?» dis-je au blessé.
«Oui, je suis un traditor. Je veux rentrer en Espagne, je n’en peux plus. Je ne veux pas mourir. Je veux rentrer en Espagne. Je suis espagnol. Je veux rentrer en Espagne».