Il vécut longtemps avec eux, et même il fut blessé au visage dans une escarmouche avec les pandours[22]. Enfin, ayant gagné quelque argent d'une manière assez peu honnête, je crois, il quitta les montagnes, acheta des bestiaux et vint s'établir dans le Kotar avec sa femme et quelques enfants. Sa maison est près de Smocovich, sur le bord d'une petite rivière ou d'un torrent, qui se jette dans le lac de Vrana. Sa femme et ses enfants s'occupent de leurs vaches et de leur petite ferme; mais lui est toujours en voyage; souvent il va voir ses anciens amis les heyduques, sans toutefois prendre part à leur dangereux métier.
Je l'ai vu à Zara pour la première fois en 1816. Je parlais alors très facilement l'illyrique, et je désirais beaucoup entendre on poète en réputation. Mon ami, l'estimable voivode Nicolas***, avait rencontré à Biograd, où il demeure, Hyacinthe Maglanovich, qu'il connaissait déjà, et sachant qu'il allait à Zara, il lui donna une lettre pour moi. Il me disait que, si je voulais tirer quelque chose du joueur de guzla, il fallait le faire boire; car il ne se sentait inspiré que lorsqu'il était à peu près ivre.
Hyacinthe avait alors près de soixante ans. C'est un grand homme, vert et robuste pour son âge, les épaules larges et le cou remarquablement gros; sa figure est prodigieusement basanée; ses yeux sont petits et un peu relevés du coin; son nez aquilin, assez enflammé par l'usage des liqueurs fortes, sa longue moustache blanche et ses gros sourcils noirs forment un ensemble que l'on oublie difficilement quand on l'a vu une fois. Ajoutez à cela une longue cicatrice qu'il porte sur le sourcil et sur une partie de la joue. Il est très extraordinaire qu'il n'ait pas perdu l'œil en recevant cette blessure. Sa tête était rasée, suivant l'usage presque général, et il portait un bonnet d'agneau noir: ses vêtements étaient assez vieux, mais encore très propres.
En entrant dans ma chambre, il me donna la lettre du voivode et s'assit sans cérémonie. Quand j'eus fini de lire: vous parlez donc l'illyrique, me dit-il d'un air de doute assez méprisant. Je lui répondis sur-le-champ dans cette langue que je l'entendais assez bien pour pouvoir apprécier ses chansons, qui m'avaient été extrêmement vantées. Bien, bien dit-il; mais j'ai faim et soif: je chanterai quand je serai rassasié. Nous dinâmes ensemble. Il me semblait qu'il avait jeûné quatre jours au moins, tant il mangeait avec avidité. Suivant l'avis du voivode, j'eus soin de le faire boire, et mes amis, qui étaient venus nous tenir compagnie sur le bruit de son arrivée, remplissaient son verre à chaque instant. Nous espérions que quand cette faim et cette soif si extraordinaires seraient apaisées, notre homme voudrait bien nous faire entendre quelques uns de ses chants. Mais notre attente fut bien trompée. Tout d'un coup il se leva de table et se laissant tomber sur un tapis près du feu (nous étions en décembre), il s'endormit en moins de cinq minutes, sans qu'il y eût moyen de le réveiller.
Je fus plus heureux, une autre fois: j'eus soin de le faire boire seulement assez pour l'animer, et alors il nous chanta plusieurs des ballades que l'on trouvera dans ce recueil.
Sa voix a dû être fort belle; mais alors elle était un peu cassée. Quand il chantait sur sa guzla, ses yeux s'animaient et sa figure prenait une expression de beauté sauvage, qu'un peintre aimerait à exprimer sur la toile.
Il me quitta d'une façon étrange: il demeurait depuis cinq jours chez moi, quand un matin il sortit, et je l'attendis inutilement jusqu'au soir. J'appris qu'il avait qutté Zara pour retourner chez lui; mais en même temps je m'aperçus qu'il me manquait une paire de pistolets anglais qui, avant son départ précipité, étaient pendus dans ma chambre. Je dois dire à sa louange qu'il aurait pu emporter également ma bourse et une montre d'or qui valaient dix fois plus que les pistolets, qu'il m'avait pris.
En 1817 je passai deux jours dans sa maison, où il me reçut avec toutes les marques de la joie la plus vive. Sa femme et tous ses enfants et petits-enfants me sautèrent au cou et quand je le quittai, son fils aîné me servit de guide dans les montagnes pendant plusieurs jours, sans qu'il me fût possible de lui faire accepter quelque récompense.
Tous ces détails m'ont été donnés en 1817 par Maglanovich lui-même.
J'ai fait de vains éfforts pour me la procurer. Maglanovich lai-même l'avait oubliée, ou peut-être eut-il honte de mе réciter son premier essai dans la poésie.
Espèce de bandits.
Soldats de la police.